Lorsque l’un de mes amis enseignant à l’université publia il y a quelques années un livre intitulé « Le Paysage romantique et l’expérience du sublime » (Ed. Champ Vallon), j’étais loin d’imaginer que le sublime ferait sa résurgence un jour dans la blogosphère culinaire, tout au moins dans sa forme verbale « sublimer ». Ce verbe est en effet devenu l’un des lieux communs les plus galvaudés de la blogologie culinaire, avec son corollaire, « réinterpréter » (comme si l’on pouvait interpréter une pizza comme une partition de Bach) et la manifestation physique du « sublime »: le macaron, hostie polychrome de la modernité gastronomique.
Lorsqu’un commerçant me proposa il y a quelques mois un partenariat dans lequel j’étais censé utiliser suivant ses propres termes ses produits pour les « sublimer » je lui répondis que j’essaierais éventuellement de les « utiliser » dans ma cuisine, mais de là à les « sublimer », il y aurait peut-être une marge… Il n’est plus une journée qui passe sur les réseaux sociaux sans que je lise que quelqu’un a sublimé une salade ou un steak frites, avec quelque élément exotique ou vaguement contre-intuitif, comme la pizza aux fraises, ou la religieuse au saumon fumé. « J’ai fait des frites, et je les ai sublimées avec de la gelée de groseille ». On en est là, ou pas loin.
Evidemment nous sommes tombés depuis un bon moment avec cette préciosité toute moliéresque non pas dans le sublime, mais bien dans le grotesque. Et cette nouvelle vogue de la cuisine, vue comme véhicule de la modernité et du dernier chic branchouille, ne pouvait manquer de tomber dans l’excès. « Qui veut faire l’ange fait la bête ». Je guette le moment où l’on évoquera avec gravité la « mise en danger » de l’auteur de la recette (par l’audace de sa pulsion créatrice) ou « l’urgence » de la démarche artistique qui a conduit par exemple l’auteur à mettre des noix de tonka (il faut utiliser des noix de tonka pour être dans le coup) dans un plat de nouilles.
Bref, nous arrivons tranquillement dans l’art contemporain, et plus précisément dans sa spécialité la plus bouffonne : l’art conceptuel. Rien ne vous empêche en effet (sauf peut-être la décence mais c’est une notion dont le sens est perdu) de préparer des noix de Saint-Jacques aux truffes, à raison d’une rondelle de truffe pour une rondelle de Saint-Jacques (vu sur le net), ou de réussir à caser dans une même recette les trois poncifs de la cuisine bourgeoise française : truffes, foie gras et homard (vu à la carte d’un restaurant étoilé).
A partir du moment où les artistes conceptuels décidèrent que finalement, la beauté, voire le « sublime » justement, qui dépassent notre humble condition humaine et nous permettent de façon fugace d’aspirer à autre chose, n’étaient plus les objectifs qu’ils recherchaient dans l’art, cela ouvrait la porte à n’importe quoi, et pour commencer à l’imposture généralisée. L’art n’est plus dans l’art. Le statut artistique d’une oeuvre ne réside plus dans l’oeuvre elle-même, mais dépend d’un médiateur extérieur institutionnel, qui va lui donner le statut d’oeuvre d’art, alors qu’il peut s’agir d’une pissotière, comme les célèbres « ready-made » de Duchamp, ou d’un tableau peint par la queue d’un âne, comme la performance exécutée par Dali. Ces « oeuvres » se vendirent fort cher, et elles ont probablement pris de la valeur depuis.Mais ce n’était que le début.
On s’esbaudissait il y a quelques années devant le « cochon tatoué » de Wim Delvoye. Un cochon vivant tatoué, sur de la paille, au milieu d’un ring surélevé, au milieu de la pièce centrale du Fonds Régional d’Art Contemporain, sous le regard des badauds qui se tortillaient, hésitant entre le rire gêné et le respect quasi-religieux dû à l’art officiel (sinon vous êtes un fasciste !) ; tout cela dans une épouvantable odeur de merde, car le cochon, lui, n’était pas conceptuel et s’occupait à turbiner par l’arrière quasiment en temps réel ce qu’il engloutissait par l’avant. Le portrait à la Dorian Gray de l’art officiel : un porc en cage qui s’empiffre et qui pue atrocement la merde.
Cette scène d’anthologie me rappelle immanquablement l’un des rares dîners gastronomiques auxquels j’aie eu l’occasion d’être convié, pour un obscur concours du livre de cuisine de la mer en Bretagne, organisé par la chambre de commerce locale, et destiné de toute évidence à mettre en valeur les auteurs du cru, et pas les pigeons comme moi qui avaient cru naïvement qu’il y avait une réelle possibilité de gagner. Le thème du dîner, « un cochon à la mer », s’inscrivait directement dans la démarche de l’art contemporain. Visiblement tout était dans le « concept » du titre, et le goût n’était plus l’objectif recherché. Le bizarre, le grotesque étaient invités ce soir-là, avec un baroque « boudin au cacao » (caca-o) de toute évidence à visée scatologique (ou alors si c’était involontaire c’est encore plus grave) , une espuma blanche de morue qui évoquait à s’y méprendre de la bave d’escargot, ou un pauvre ormeau (cru ?) dans un bouillon de dashi qui annihilait son goût délicat, avec quelques grains de kacha de sarrasin à peine cuits qui traînaient au milieu, sans qu’on sache bien pourquoi, à part sans doute évoquer par le blé noir la localisation bretonne de l’endroit.
J’étais assis en face de l’attachée de presse du critique gastronomique le plus craint et détesté du pays, et elle avait invité une amie à elle, qui n’avait rien à voir avec ce milieu, et qui n’avait donc aucun scrupule à dire qu’elle trouvait tout ça dégueulasse au goût et répugnant visuellement, et d’ailleurs elle ne mangea pas grand chose ce soir-là à part du pain. Ce fut elle qui prononça sans doute les mots les plus sensés de la soirée.
Le repas se termina en apothéose avec tout d’abord l’auto-congratulation enflammée des deux chefs qui avaient réalisé cette performance, (il fallait se pincer pour y croire) suivie par une resucée de brosse à reluire exécutée par l’édile en chef du lieu, au nom du génie culinaire et du talent des personnes invitées ce soir-là (dont lui forcément), suivie du sous-édile qui fit lui aussi l’éloge des cuisiniers, et celui de l’édile en chef, etc.
Tout ceci laisse forcément un goût bizarre dans la bouche, et rappelle également les errements de la cuisine moléculaire (in memoriam), qui partait pourtant d’une excellente idée, mais qui en est réduite pour ce qu’il en reste à faire des bulles ou de la fumée, sans avoir donné au monde (pour l’instant en tout cas) une seule découverte réellement utile et reproductible sans labo de chimie chez soi, quelque chose d’aussi simple et d’aussi fondamental que par exemple la mayonnaise.
La blogosphère est (toujours) une formidable chance pour la cuisine française, celle de mettre en valeur une cuisine populaire et de qualité, inventive, solidement ancrée dans nos racines culturelles les plus diverses, et indépendante des contraintes mercantiles de la restauration et du marketing. Alors prenons garde de ne pas sombrer dans le pompier de cette époque finissante, gonflée comme une bulle qui cherche une aiguille, et restons dans la cuisine comme en toute chose en phase avec nous-mêmes, à l’aise comme l’éléphant dans la jungle.
Tres drole, decapant, j’ai bien ri. Ras la patate des chichiteux.
Je suis venue sur le blog pour retrouver la recette des feuilles de vigne farcies. Les treilles sont couvertes de feuilles tendres. Allez, je m’y mets.
Merci 😉