Alors que je me resservais un verre d’un excellent Cava – le Champagne catalan – cette soirée qui se présentait sous les meilleurs auspices s’assombrit soudainement, sans que rien n’eût permis de le laisser prévoir auparavant.
Tout avait commencé vers 17h, alors qu’un saut imprévu au supermarché m’avait entraîné devant l’étal du boucher (il y a de bons bouchers dans certains supermarchés), et que je n’avais pu résister à la vue de tendrons de veau moelleux et fraîchement découpés, à la chair rosée et légèrement brillante, dont les cartilages blancs aux formes arrondies m’évoquaient quelques décorations d’oreilles précolombiennes. Un prix de 8,80€ le kg avait achevé de me convaincre que contrairement au masterplan initial, ce serait là l’élément principal du dîner du jour.
C’étaient ces mêmes tendrons qui revenaient gentiment devant moi, à présent, dans ma cocotte en fonte, avec quelques oignons hachés, en attendant la suite des opérations.
Je les avais saupoudrés de paprika. Pas le paprika hongrois rouge brique, séché au four et la plupart du temps sans grand intérêt, mais une variante plus rare, voire confidentielle, noire et huileuse, proche des piments fumés mexicains, et ramenée spécialement pour moi du souk d’Istambul par mon ami Patrick. Mon regard alternait entre les bulles de mon verre et les tendrons qui prenaient lentement couleur dans leur creuset.
Je regardais les pruneaux et les abricots secs qui devaient entrer dans la composition de ce qui deviendrait un tajine de veau, dont la perspective avait réjoui ce début de soirée. Le plaisir de la cuisine dure souvent plus longtemps dans l’imagination de celui qui la prépare que dans l’assiette de celui qui la déguste, et cette recette avait déjà acquis une réalité propre. Je l’avais déjà mise en bouche par la pensée : pruneaux fondants et sucrés, abricots à la texture plus élastique, avec une petite pointe acidulée, le croquant de quelques amandes, et pendant qu’on mâche, planant à la hauteur du nez, le mélange subtil de cannelle, coriandre et gingembre. Enfin les « tendrons » de veau si bien nommés, dans une sauce onctueuse, et les petits cartilages que l’on mordille, que l’on suçote jusqu’à en extraire toute parcelle sapide.
Et pourtant cette fabuleuse perspective venait de perdre tout son attrait, à la seconde où je versais ce second verre de Cava…
A quoi tient l’idée d’un plat… Les senteurs et les goûts de la dégustation prochaine se dissipaient dans mon esprit comme une brume passagère. Etait-ce l’effet délétère de l’alcool ? La lassitude de manger un plat déjà dégusté par la pensée ? Seuls restaient ces tendrons de veau dans la cocotte et l’incertitude de leur destinée.
L’intensité de ce moment faisait converger les lignes infinies de l’horizon au milieu de cette cocotte, qui pouvait paraître pourtant bien banale à celui qui n’avait pas compris que le fil conducteur de la recette venait de disparaître à ce moment précis. Comment cuisiner un plat qu’on n’a plus envie de déguster ? Alors que c’est cette envie, et elle seule, qui éclaire le chemin pour que le plat arrive à son terme. Impossible de cuisiner en aveugle. Je me sentis soudain très las.
A ce point de la préparation le plat pouvait encore basculer vers une infinité d’autres recettes, qui défilaient devant mes yeux : l’ajout d’une boîte de tomates, de thym et de romarin nous amènerait vers un veau à l’Italienne, avec de délicieux spaghettis nappés de sauce tomate.
Une autre possibilité serait de rajouter quelques lanières de poivrons dans le sauté, puis de la tomate, un peu de laurier, une resucée de paprika et l’on se dirigerait vers un goulache, que l’on terminerait avec un peu de carvi et de l’aneth haché, quelques cuillères de crème fraîche, des oignons hachés… et cerise sur le gâteau, quelques gros cornichons aigres-doux bien croquants.
On n’était pas loin non plus du curry, et d’un nombre de préparations variées dont l’évocation finit par m’ennuyer. Non, tant pis, ce n’était pas une soirée à manger de la tomate.
L’injonction se faisait pressante, le veau commençait à dorer sérieusement, il fallait prendre une décision, et chaque ingrédient ajouté restreindrait les possibilités de choix ultérieur, jusqu’à sceller le destin du plat.
Je regardai alors à nouveau les pruneaux et les abricots secs, qui attendaient leur heure patiemment. Je repensai alors à cette recette de porc aux pruneaux et abricots secs que l’on prépare en Colombie, et qui est le résultat secret de la transmutation d’un tajine ! Un tajine au porc ! Auquel il ne manque plus que quelques épices. Mais cela ne me donnait rien de plus. De la Colombie mon esprit vagabonda alors jusqu’au Mexique. Et l’évidence apparut enfin : un mole, un mole poblano, voilà la sauce que je voulais : une sauce à la couleur sombre comme le paprika noir, comme le cacao, comme les piments fumés mexicains, au goût de terre et d’épices.
Je compris alors que dans l’alchimie complexe du Cava et de son origine hispanique, c’était le regard de trop que j’avais jeté sur le paprika noir qui m’avait guidé vers ce nouveau chemin, vers cette nouvelle virtualité de recette. Le Mexique est la terre mère de tous les piments.
A vrai dire j’étais mal parti pour faire un mole qui se fait généralement avec du poulet ou de la dinde mais qu’importe, le veau ferait très bien l’affaire. D’ailleurs le mole poblano est une recette issue du hasard et de la nécessité, puisque si l’on en croit la légende, il fut inventé par une brave dame qui s’occupait de la cure de l’église de la ville de Pueblo, et à qui on annonça un jour la visite impromptue de l’évêque. Sommée de lui préparer un repas, notre modeste paysanne sacrifia l’une de ses poules, fit main basse sur les maigres ressources de sa cuisine et mélangea l’ensemble pour inventer la sauce qui fait aujourd’hui l’orgueil du Mexique, dominée par le goût sauvage du cacao et des piments fumés*.
Nul doute que si notre cuisinière avait eu du veau sous la main, elle en aurait mis sans hésiter. Quoi d’autre ? Le mole contient du cacao, c’est lui qui donne son âme au plat, mais du cacao non sucré, pas du chocolat.
On oublie parfois que le sucre, non content de sucrer les aliments, les dénature, en change l’essence même. Pour notre plus grand plaisir bien sûr, mais on ne peut imaginer ce qu’est le cacao si on ne l’a pas dégusté sans sucre. Comme la cannelle dont on croit connaître le goût parce qu’elle parfume les desserts et le vin chaud, mais qui devient méconnaissable quand on la mélange avec bonheur à de la viande, comme au Liban, ou à de la daurade, comme la célèbre daurade à la Veracruzana, qui nous ramène au Mexique. Il s’agit d’un autre goût, d’un autre aliment.
Autant le chocolat nous ramène aux saveurs bien balisées et rassurantes de l’enfance, autant le cacao pur nous plonge dans l’univers chamarré et cruel du jaguar pré-colombien, où les couteaux d’obsidienne plongeaient dans la poitrine des victimes sacrificielles pour leur arracher le coeur, et l’offrir encore palpitant à quelques divinités avides d’hémoglobine.
Je repris une gorgée de vin, en ayant une pensée pour cette nouvelle de Cortazar ou le narrateur se rêve dans le monde d’aujourd’hui, alors que sa vie réelle se passe plusieurs siècles auparavant, prisonnier enchaîné dont le sang va être versé sur la table de sacrifice, tout en haut d’une pyramide aztèque. Odeur sombre du sang…
Les corps des victimes sacrifiées servaient d’ailleurs de matière première à la réalisation de plats très prisés par l’aristocratie locale. On en faisait paraît-il un ragoût au maïs blanc, le pozole, qui se fait maintenant avec du porc… Il faut croire que le goût de la viande humaine (pour ne pas parler du reste) se rapproche du cochon. A des milliers de kilomètres de distance, les Papous appréciaient également, il n’y a pas si longtemps encore, la viande humaine, une excentricité dont Magellan et de divers navigateurs européens firent les frais. Nos indigènes appelaient les hommes blancs les « cochons longs ». Ils engraissaient les visiteurs de passage et le jour venu, couic, les passaient à la casserole comme chez nous le cochon Mathurin. Mais, pour revenir aux Caraïbes, on faisait également la même chose chez les Olmèques, ces indiens des îles ayant un goût prononcé pour la viande humaine, et les Espagnols se dépêchèrent de les exterminer**. C’est une autre histoire.
Mais il fallait d’urgence revenir à la réalité : le veau commençait à colorer dangereusement. Il me manquait au moins la moitié des ingrédients pour faire un honnête mole poblano, mais selon ma propre théorie de la cuisine générative – il faudra aussi que je finisse de l’écrire un jour – on pourrait s’en tirer avec les ressources quand même assez étendues de ma cuisine, en remplaçant les ingrédients manquants par d’autres équivalents ou proches, tout en conservant l’idée du plat.
On avait l’essentiel, c’est à dire le cacao non sucré, manquaient les piments mexicains mais on avait des piments turcs, manquaient les bananes séchées, mais on avait des abricots secs et les pruneaux qui faisaient partie de la recette d’origine, ainsi que des graines de sésame. Pas de cacahuètes mais des pignons.
Ce ne serait pas un véritable mole poblano, pas possible. Par contre on s’orientait vers une délocalisation méditerranéenne du mole poblano, avec vraisemblablement un goût intéressant. je pris à la volée les différents flacons d’épices qui me paraissaient judicieux : coriandre, cannelle, cumin, anis vert, et je pris dans le pot de cacao une cuillerée à café bien pleine de poudre.
Je la regardais : quand je jetterais cette poudre dans le plat, l’avenir de celui-ci changerait d’une façon irréversible. Je ne pourrais pas rattraper ça. Un tajine qui jusque là était sur ses rails prendrait un chemin que jamais un tajine n’avait pris. Le cacao tomba dans le plat, je le mélangeai au reste, pendant que je me remémorais le dernier mole poblano que j’avais mangé à Paris au « Taco loco », et qui n’était pas fameux. Je repensai au pot en verre du mole « Doña Maria » et à son étiquette au graphisme désuet que l’on trouve dans quelques rares épiceries. Loin de ces mole pour touristes, je replongeais dans la démarche de la créatrice du mole dont l’histoire a perdu le nom, acculée à l’invention par l’urgence et la contrainte, les deux sources les plus fécondes de la création. J’ajoutai un verre de bouillon. Le premier tajine mexicain était sur ses rails, baiser carnassier et transocéanique des Arabes aux Sud-Américains par l’intermédiation de l’Espagne, qui fut avalée par les premiers et avala les seconds.
* Lire à ce sujet, et sur bien d’autres, l’indispensable « Douceur et passion de la cuisine mexicaine » de Fernando et Soccorro del Paso, malheureusement introuvable aujourd’hui
** je vous recommande à ce sujet la lecture du très divertissant « Nus, féroces et anthropophages » un récit à peine romancé d’un marin français ayant échappé de peu à la casserole, qui donna lieu à une adaptation cinématographique également très divertissante sous le nom de « Qu’il était bon mon petit Français »
Un tajine mexicain …. ce n’et peut-être pas vraiment le moment de parler du Mexique :o)